Un « retour du même »
Le succès de la « disruption » en matière économique (Uber, Airbnb, Google, etc.) nourrit, en outre, un second postulat selon lequel ce qui est bon pour une entreprise l’est pour toute la société. C’est ainsi, selon le politologue Pascal Perrineau, que l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron a sciemment appliqué les méthodes du marketing de la « disruption » dans la campagne électorale. Il s’agissait pour eux d’acter que la distinction gauche-droite était devenue inopérante pour un certain nombre d’électeurs (ce qu’on pouvait mesurer par la « volatilité » de leurs votes) et qu’il fallait faire émerger une offre politique nouvelle répondant à cette attente. C’est ainsi qu’en 2016 le candidat d’En marche avait intitulé son livre-programme Révolution.
Toutefois, les faits ont montré un « retour du même » dès lors que la victoire était assurée, et le gouvernement actuel s’inscrit pleinement dans la tradition verticale de la Ve République. Dans le domaine industriel, ce retour du même a aussi lieu, par exemple dans le fait que la disruption ne met pas fin aux tendances monopolistiques du capitalisme (rachat de YouTube par Google, de Lucasfilms par Disney, etc.). Contrairement, donc, à la révolution, qui est un changement brusque et potentiellement violent, impliquant l’émergence d’une organisation radicalement nouvelle, la « disruption » se contente d’une réorganisation à court terme. C’est ainsi que pour l’un de ses théoriciens, Clayton Christensen, « elle se manifeste par un accès massif et simple à des produits et services auparavant peu accessibles ou coûteux. La “disruption” change un marché non pas avec un meilleur produit — c’est le rôle de l’innovation pure —, mais en l’ouvrant au plus grand nombre. » (La Tribune, 10 mars 2014.)
Ainsi, la « disruption » n’est pas tant un modèle économique qu’un ensemble de stratégies permettant de s’imposer dans la compétition le plus rapidement possible, par exemple en proposant un service comparable à ce qui existait, mais beaucoup moins cher (Uber). On voit bien ce que son usage politique a de problématique : si l’idée du « faire mieux » se confond avec celle du « faire moins cher », alors il va de soi qu’elle constitue une menace pour l’intérêt général, qui suppose qu’on ne doit pas regarder à la dépense pour certaines choses (par exemple les petites lignes de chemin de fer, ou encore les unités de recherche non rentables à l’université).
Une forme de barbarie « soft »
Dans son livre Dans la disruption (Les Liens qui libèrent éditions, 2016), Bernard Stiegler met en lumière un autre danger de la « disruption » : pour le philosophe, les stratégies d’innovation par la rupture sont une forme de barbarie « soft », en ce qu’elles détruisent les structures sociales à une allure toujours plus rapide. Les individus et les sociétés ont besoin de temps pour se structurer, temps qui est justement l’ennemi de l’économie de marché.
Les grands bouleversements techniques ont toujours entraîné une transformation du rapport au savoir, au corps, au désir, aux autres, etc. Par exemple, l’imprimerie a complètement changé le rapport au savoir en diminuant l’importance de la mémoire. Si le changement n’est pas positif en soi, il n’est pas non plus entièrement négatif. Néanmoins, selon Stiegler, l’absence de toute stabilité et la remise en question permanente de ce qui structure la pensée et le social nous rendent littéralement fous, c’est-à-dire plonge les uns dans la paralysie et l’apathie, et désinhibe complètement les autres.
S’il n’est pas question de faire machine arrière et de renoncer aux progrès de la technologie, peut-être faudrait-il prendre le temps de les intégrer, de les « digérer », de les mettre au service de l’humain. Se rappeler qu’avant d’être « disruptif », de « penser différemment », il faut commencer par penser, tout court.